Le cirque des aventuriers

Quand l'écrivain-voyageur endure son fan-club


"La solitude, c'était comment?" (dessin de rpascontent )


29/12/2014

      Le livre de Sylvain Tesson, Dans les Forêts de Sibérie, va être adapté au cinéma, avec un bel acteur pour interpréter l’auteur. J’aime beaucoup Sylvain Tesson, dont j’admire depuis longtemps le style élégant et le ton mordant, l’humour et l’engagement réel, loin des postures parisiennes. Pourtant je suis agacé de cette espèce de starisation du personnage, qui à ses dépens j’en suis sûr, l’entraîne vers une inoffensive caricature d’aventurier. Elimées les tirades anarchistes et l’injonction à sortir, à aller voir soi-même ! Même si, bien sûr, l’écrivain voyageur doit certainement se satisfaire de ce que  ses millions de lecteurs n’envahissent pas, sitôt le livre refermé, les paysages qu’il décrit si bien. (Certains nature writers américains se sont d’ailleurs repenti d’avoir éventé leurs coins de pêche ou de chasse favoris !).
      La teneur subversive d’une œuvre (film ou livre) est-elle condamnée à diminuer avec le succès populaire ? Peut-être qu’une propagation lente, un bouche-à-oreilles, la conserverait mieux qu’un emballement médiatique, où le circuit obligatoire des plateaux télés et des émissions de radio et dorénavant, la publicité sur le net, implique de ne rien développer, de tout résumer, d’évacuer les propos radicaux, les opinions risquées, pour ne garder qu’un teasing amusant et coloré, ou bien monochrome et brutal, mais toujours, quelque chose de simple, évident. Ainsi, la prose et l’exemple vivifiant d’un joyeux wanderer sont absorbés par le Personnage rédempteur, qui fait les choses à notre place, héros, bouffon ou présentateur.  Ainsi, comme dans le proverbe rebattu: l’imbécile regarde le doigt, quand le Sage montre la Lune.
      Plutôt que de s’aventurer sur la piste qu’il nous indique, on préfère stupidement s’assoir en rond autour de lui, et l’abrutir de questions. Qu’il s’agisse de savoir ce qu’il aime manger ou les points de sa doctrine, on reste centré et obnubilé par le discours ou l’enseignement, et on se retrouve si loin, si près pourtant, d’une vérité, d’une beauté, d’une puissance, accessibles ! Voilà pourquoi Zarathoustra, prophète bancal et délicieusement droit, envoie balader ses plus intelligents et imbéciles suiveurs. Voilà pourquoi Jésus aptère tourne en rond avec sa couvée de disciples, et Tyler Durden crache son mépris sur les spectateurs -qui en redemandent.



      Sylvain Tesson passe quelques mois dans une cabane. Cela n’a rien d’exceptionnel ou d’héroïque, pour le coup : il le suggère lui-même, il ne fait qu’expérimenter le mode de vie de milliers de Russes « sauvages », qui du Caucase au Kamtchatka, passent leur vie dans les bois.* De ces couleurs singulières toutefois, de ces lentes, belles ou éprouvantes semaines, il parvient à brosser le tableau d'une vie entière, peignant avec bonheur la grandeur et les insignifiances d'un quotidien singulier, étranger à celui du lecteur citadin. Autorisé par une sensibilité aiguë et l'acuité de sa plume. Il réussit en saisir l'essence, du moins à en ébaucher une vision édifiante, en quelques traits inventifs et précis, comme un grand acteur sait incarner et restituer de façon troublante certain personnage exotique (un boxeur professionnel, un gangster ou un pêcheur en haute mer). Ce comédien talentueux n'a cependant partagé, somme toute, qu'une poignée d'instants et d'épisodes au côté de ses modèles, pétris quant à eux d’incomparables épreuves, façonné d'une ineffable expérience! 
      Comme tout artiste de valeur, Sylvain Tesson a l'élégance de rappeler la majesté supérieure du sujet, suggérant sa propre humilité. Il ne se vante jamais de son "aventure". Et pourtant, journalistes ou lecteurs neufs l'accablent d'une admiration criarde. En voulant peindre l'écrivain-voyageur en archétypal et rédempteur Homme « des bois », ces sympathiques importuns primo l’en extirpent, et secundo les rasent. L'encerclant de gradins avides, ils font de l’honnête vagabond un clown et de son bivouac une scène.



 * Idem pour Edward Abbey qui capture l’atmosphère et l’esprit du désert par la façon dont il s’y abandonne autant que par ses qualités supérieures de plume et d’observation. L'irascible auteur du formidable Gang de la Clé à Molette n’effectue au fond que de relativement brefs séjours dans le désert (une semaine ou plusieurs mois), quand les pionniers (ou les Indiens avant eux) y résidaient une vie entière. Dépeint comme un dur à cuire, il sait ce qu’il doit à cette caste supérieure, et ne manque d’ailleurs jamais de rappeler combien les amants et les véritables fous du Désert surpassent les simples témoins, comme le récit d'une aventure ne vaudra jamais son expérience, fut-elle vécue par un sot, bien incapable de la raconter.


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