Colombie post-conflit: la guerre à la nature?

Ce qui est en train de se passer en Amazonie est illégal, immoral et irrationnel 

Nous pouvons encore arrêter la déforestation
Par José Yunis Mebarak* [traduction de l'espagnol, texte paru le 2/03/2018 dans le journal colombien El Espectador]

Il n'y a pas de mot pour ce qui est train de se passer en Amazonie dans les provinces du Guaviare et du Caquetá [départements colombiens, longtemps occupés par les FARC]
Les puissants achètent des veredas [communes] entières et font défricher 200 à 500 hectares en une seule coupe. Les paysans les plus humbles détruisent entre 1 et 5 hectares. Nous sommes tous coupables.

Les incendies en Amazonie colombienne ont augmenté de 81% depuis l'an dernier, selon l'Institut National des Enquêtes Spatiales du Brésil
"Il a 4000 hectares de savane, putain, et il rase la montagne, la forêt-galerie et ça ne lui suffit pas! Noon, c'est insensé". Voici le message émouvant laissé sur mon Whatsapp devant l'impuissance que ressent l'homme qui m'a en outre envoyé une vidéo dans laquelle il observe, durant une minute et demie et à 80 kilomètres heure, ce qu'il reste d'une forêt réduite en cendres. Cela ne fait aucun doute: nous sommes en train de brûler la forêt amazonienne. Nous détruisons, tandis que beaucoup soutiennent qu'il n'y a rien à faire, que le Gouvernement ceci, que le Gouvernement cela, que c'est la faute des uns, ou plutôt celle des autres, qu'il s'agit de gens de l'extérieur, que ce sont les riches, ou non, les pauvres.
En vérité, nous tous sommes en train de la brûler. Nous sommes témoins d'un arboricide, d'un animalicide. L'idéologie a foutu le camp, le capital est entré. Il y a une frénésie pour les terres bon marché. Nous détruisons avec une telle impudence, une telle adresse et une telle férocité que nous ne tirons même pas profit du bois. Nous nous employons à tout carboniser. Si tu es riche et puissant, tu achètes une vereda entière et tu fais défricher en une seule coupe 200 à 500 hectares. Si tu es pauvre, entre 1 et 15 hectares. Moi-même, je suis coupable de ne pas en faire plus, de manger la viande alimentée grâce au bûcher de notre forêt.

Le département du Guaviare fait la même taille que le Costa Rica, 5,5 millions d'hectares. A la différence de ce pays, il n'est pas peuplé de 5 millions mais d'à peine 120 000 habitants. Cependant, il a déjà brûlé et converti 500 000 hectares de forêt en prairies où paissent 250 000 vaches et son ambition est de continuer à raser, si possible 400 000 ou un million d'hectares supplémentaires, pour y mettre principalement du bétail et de la monoculture, peut-être du caoutchouc ou du cacao.
Le Guaviare possède une route asphaltée jusqu'à Bogotá, des sources thermales, des rivières aux sept couleurs comme La Macarena, un art rupestre vieux de 12 000 ans, des cités ancestrales et malgré cela, l'élevage est tout ce qu'il voit.

Le département du Caquetá connaît une histoire similaire, mais d'une plus grande ampleur. Pour les vaches, il a déjà rasé 3 de ses 9 millions d'hectares. Tous les deux semblent n'avoir aucune limite. N'a t-on pas assez avec ce qui a déjà été coupé? Quelques-uns s'enrichiront, mais la majorité sera formée de paysans qui s'enfonceront davantage dans la forêt une fois que les sols auront été épuisés et leurs parcelles rachetées par les riches. Ils chercheront alors plus de bois gratuit.

Ce modèle comporte un inévitable problème mathématique: la forêt n'est pas infinie. Si nous ne mettons pas un terme à la déforestation, dans 50 ans nous aurons un Costa Rica et demi en moins de forêt. Nous laisserons à nos enfants 5,5 millions d'hectares en moins d'opportunités de richesse et 5,5 millions de pâturages insipides. C'est comme avoir un buffet rempli et en vider une à une les étagères destinées aux suivants. Dans 20 ou 50 ans, nos enfants s'interrogeront: "Mais à quoi pouvez bien penser nos parents? Est-ce qu'il leur arrivait seulement de penser?" Parce qu'une fois que la forêt est coupée, elle est coupée. Il n'existe pas de protocole pour la restaurer, pas au niveau d'évolution des milliers d'années qu'ont nécessité sa formation.
Nous pourrons effectuer une ou deux restauration mineures en chemin, mais pas la reconstruire. Tous les Colombiens, nous devrions nous sentir abattus par ce précaire et éphémère enrichissement d'une poignée. Ce que quelques-uns font actuellement est une mauvaise affaire pour tous.

Notre forêt amazonienne est une admirable source de richesse que nous devons protéger et dont nous devons profiter de manière durable. Nos aspirations doivent être à la hauteur d'une telle merveille naturelle. Le tourisme, par exemple, maintenant qu'il est possible, est un pari formidable de richesse. Mais pour le développer nous devons éteindre le brasier qui détruit la plus extraordinaire biodiversité sur Terre. Notre droit collectif à un environnement sain doit primer. Maintenir la forêt qui nous donne l'eau de Bogotá doit nous importer. Et pour que tout ne continue d'évoluer énormément, dramatiquement et ne nous affecte encore plus, assurer l'intégrité de ce régulateur de climat est primordial.

Ce qu'il se passe actuellement est illégal, immoral et irrationnel. Illégal parce qu'on s'approprie des terres qui appartiennent à tous les Colombiens et que les incendies volontaires sont interdits dans notre pays. Ce que tous savent pertinemment. Même si tous prétendent que personne ne sait rien, tous savent tout. C'est immoral parce qu'il n'y a pas de droit ni de raison pour réduire en cendres le moindre animal, plante ou espèce vivante sans discrimination. C'est irrationnel parce que nous détruisons la force régulatrice du climat, la forêt régulatrice de l'eau et les espèces. Dans le fond, nous savons que nous faisons fausse route.

Nous devons mettre un terme à la déforestation. Contrôler les accès stratégiques pour stopper la migration des personnes et le flux vers ce capital vorace et incendiaire. Saisir les tronçonneuses et les matériel employés à sa destruction. Exiger des compagnies qui vendent ce matériel et avivent le brasier qu'elles engagent leur responsabilité solidaire avec nous tous et qu'elles fassent partie de la solution. Le Gouvernement doit s'engager à ne pas autoriser de nouveaux fronts de coupes, et transformer lez zones impactées par des politiques, actions et investissements qui valorisent ses énormes richesses locales, comme le poisson, les arbres, les fruits, la faune et la beauté singulière, ainsi que le propose Visión Amazonia du Ministère de l'Environnement et du Développement Durable. Le bois, les fruits de la forêt et le tourisme sont bien plus lucratifs que l'élevage. Au passage, ce sont des activités plus distributives, mieux adaptées au milieu amazonien.

Il n'est pas trop tard pour corriger le tir, mais nous devons nous dépêcher. Et pour cela nous ne partons pas de zéro. Pour commencer, nous jouissons d'un système de surveillance qui nous dit avec précision où et quand on déforeste. Nous finançons 39 projets pour des paysans et indiens avec des accords de conservation, et nous en financerons beaucoup plus en milieu d'année. Nous dédierons 75 000 hectares en exploitation forestière soutenable dans les zones critiques pour stopper la tragédie des communes situées sur l'arc de la déforestation. Nous avons la volonté et la vocation pour nous attaquer au phénomène grâce à des entités comme l'Armée, la Police, la Justice, les corporations et entités territoriales, dont nous consoliderons certaines. Il y a de nouveaux outils légaux, comme l'extraordinaire taxe-carbone,  qui nous aideront énormément à donner de la valeur à la forêt, et beaucoup d'autres actions.

Malgré tout ceci, nous avons besoin d'autres bonnes volontés, en plus d'une conscience collective, pour que cesse ce que notre plus grand carranguero [chanteur de carranga, musique folklorique andine née dans les années 70 en Colombie] Jorge Velosa, résume magistralement dans sa chanson "Pòngale cariño al monte"** quand il dit: "El monte disparaît et nous continuons de le brûler et de le couper. El monte se meurt.."

Des candidats au Congrès et à la Présidence, nous devons exiger des propositions pour préserver et conserver la forêt amazonienne. L'enjeu est de taille. Et toi, qu'attends-tu? 


* Directeur de Visiòn Amazonia. Ministère de l'Environnement et du Développement Durable

** "Prends soin de la Nature". Le "monte" se rapprocherait plutôt du concept de wilderness américain que de la nature française, soit l'espace sauvage, qui commence et s'étend au-delà du jardin et du foyer humain. Le monte est à la fois plus vif et plus charnel que la "nature". 

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