Le paon vert et le vent d'Aragon

Un couple de paons défie la tempête qui s'abat sur un camping espagnol. 

Un paon mâle fait la roue.


      
Un couple de paons faisait l'orgueil du restaurant du camping. A l'abri de la haute baie vitrée, nous avions eu la surprise en parcourant du regard les falaises, puis le jardin au premier plan, de découvrir au-dessus de nous le mâle et la femelle, perchés pour la nuit dans un petit peuplier.
      Le vent venu des montagnes commençait à souffler très fort et les pauvres oiseaux avaient toutes les peines du monde à se maintenir sur leurs branches, affrontant l'une après l'autre les bourrasques, montant et descendant comme deux figures de proues.

      Les fenêtres tremblaient. Le restaurant s'était rempli de routards mal rasés qui, sans ôter leur polaire Quechua, vidaient des bières en commentant l'attraction.Un joyeux brouhaha noyait les vieux rocks de la sono du bar. On plaignait et moquait à la fois le mâle, dont la traîne aussi splendide qu'embarrassante se retrouvait tendue à l'horizontale, à la façon grotesque d'une cape ou d'un panache d'accélération. Comme si cela ne suffisait pas, sa belle changeait par deux fois de perchoir au moment où il parvenait à la rejoindre. Puis, 
lassée de ce numéro de trapéziste, elle l'humiliait encore en planant jusqu'à la pelouse, à la faveur d'un minuscule intermède. Pragmatique, elle gagnait à pas de "dindon royal" quelque gîte moins périlleux, tandis que son bellâtre de compagnon s'accrochait désespérément à sa branche et à son instinct. Appétissante volaille des jungles d'Asie du Sud-Est, craignez la maraude nocturne des tigres, léopards et autres chiens sauvages! Perché = sécurité.
      Ceci dit, la tablée qui raillait ses piteuses contorsions n'en mena sans doute pas plus large quelques heures plus tard, quand vint son tour d'essuyer le déferlement. Entre deux réveils en sursaut, je me félicitais pour ma part d'avoir lesté mes sardines de gros rondins de bois mort. A fortiori quand vint s'imprimer contre la toile la silhouette noire d'une tente voisine. Je n'eux d'autre choix que d'affronter en pyjama la nuit rugissante et d'amarrer la vagabonde à une branche d'olivier. (Si elle n'a pas finie au fond du ravin, ses propriétaires stupéfaits l'auront retrouvée à trente mètres de son poste initial, claquant au vent furieux.)


      Au matin, le vent avait disparu et les deux oiseaux déambulaient, paisibles, entre les tables et les chaises rouges marquées "Ambar", sur la terrasse. Nous commandâmes un café con leche, discutâmes un moment, et les perdîmes de vue.
      
A moins d'un kilomètre à vol d'oiseau, les tours fabuleuses et les profils de géants se dressaient, rougeâtres et granuleux, dans la chaleur montante. Pas un nuage. Et la mousse sucrée du café sur la langue paresseuse.

      Soudain, le paon se rappela à notre bon souvenir en lançant son fameux cri, à quelques mètres seulement. Aussi étonnant que cela puisse sembler, l'énorme, le fantasque oiseau était parvenu à se fondre dans un petit massif ombragé.* Je m'interrogeai sur ce 
"cauchemar" de Darwin: comment un oiseau si peu discret avait-il pu survivre si longtemps pour perpétrer et complexifier à ce point sa parure? Peut-être qu'il fallait tout bonnement cesser de penser à l'oiseau d'agrément, faisant la roue au milieu d'une immense pelouse rase de parc européen... En réalité, il était possible qu'un tel plumage de Carnaval se révèle dans son milieu un efficace camouflage: d'un lumineux vert au soleil, la traîne iridescente virait au brun mat, à l'ombre du buisson, cependant que l'extrémité relevée par la brise des longues caudales oscillait exactement comme de petits papyrus. Pour peu qu'il restât silencieux, l'oiseau était indétectable.


17/05/2015


*  Nous envisageons souvent les extravagantes parures animales dans le cadre inopportun et restreint d'une page ou d'une cage. Dans un contexte naturel, les formes bizarres et les couleurs vives appellent en général au moins une explication évidente: alarme, séduction, camouflage etc. Sans compter que les perceptions sensorielles des congénères, proies ou prédateurs de l'animal sont potentiellement différentes des nôtres! Reste qu'une approche cartésienne, qu'une élucidation darwinienne, ne sauraient assécher l'enivrante, l'indispensable poésie du zèbre, du poisson-lune ou d'un simple charançon...




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